12III Le mauvais œil de la boussole
(Profession, suite)

Qu'est-ce qu'une femme seule, contrainte de subvenir aux besoins d'une grande famille ?

Un squelette.

Un squelette, ne vous y trompez pas. Même si l'apparence peut porter à confusion. Même si Mme Bâ, haute d'un mètre soixante-dix-neuf pèse quatre-vingt-quatorze kilos (poids inchangé depuis mon dernier accouchement). Apprenez ceci des femmes malheureuses, Monsieur le Président : elles peuvent n'être pas du tout maigres et pourtant squelettes. Squelettes, car chacun s'acharne à les dévorer.

Le patron, M. C., d'abord, dont j'ai été, dix années, l'irremplaçable secrétaire. Il avait créé Mali Commerce International, une entreprise d'« import-export », comme il aimait à le rappeler fièrement, même si nous n'avons, lui et moi, jamais rien exporté. L'Afrique achète surtout, c'est bien connu. M. C. avait compris que ce travail était vital pour moi. Il usait donc et abusait de mon énergie. « Ce qu'il y a de précieux avec toi, madame Bâ, c'est ta disponibilité toujours souriante. »

Quand la squelettique Mme Bâ revenait à la maison, au bout du long tunnel des heures supplémentaires(jamais payées), huit rongeurs l'attendaient sur le pas de la porte.

Maman, j'ai faim. Maman, je ne comprends rien à mes maths. Maman, ma robe est déchirée. Maman, mon frère est une ordure. Maman, la lampe est cassée. Maman, tu m'achètes quand mes chaussures ? Maman, je saigne… Je donnais et donnais encore, honteuse de n'avoir qu'un squelette à offrir.

On aurait pu penser qu'une fois le peuple de ces gloutons un à un endormi par des berceuses personnalisées, le squelette, ce qui restait du squelette, pouvait se reposer, se refaire, quelques heures, de la chair. Erreur. Les rêves aussi ont de l'appétit. Surtout ceux qui vous rappellent de trop beaux jours. La mémoire du bonheur attaque les os tout autant qu'un acide.

Bref, dix années passèrent. Je n'en ai pas le moindre souvenir. À croire que le temps lui-même, mon temps, tout mon temps a été avalé, corps et biens consumés. De cette perte, de ce vaste blanc dans ma vie, je n'ai eu conscience que récemment. Je ne m'en souciais pas, alors. D'autres inquiétudes m'occupaient.

 

Les premiers accès de la maladie sont tous apparus de la même manière, par une question timide, embarrassée :

— Dis, Maman, c'est vrai qu'en France, le sol est vert toute l'année ?

— Dis, Maman, c'est vrai qu'en France, tout le monde a la télévision ?

— Il habite où, dis, Maman, le footballeur MichelPlatini ? À Paris ou à Jœuf, près de Nancy, sa ville natale?

Quelque chose s'était détraqué dans les vertèbres cervicales de mes pauvres enfants. Depuis la disparition de leur père, le mal s'était progressivement aggravé et, maintenant, les touchait tous, les garçons comme les filles. Outre la tristesse, l'âge devait aussi jouer son rôle néfaste. Mon petit peuple grandissait. Les aînés avaient abordé les terres chaotiques de l'adolescence et de ses fascinations mauvaises. Une adolescence que mon aînée, hélas, n'avait pas encore quittée, malgré son mariage (avec un steward) et sa grossesse de huit mois. Son bébé à venir ne l'intéressait en rien. Elle ne pensait qu'à s'éclaircir la peau. Je vous rappelle son prénom : Manama. En hommage à ma mère. La traditionniste n'aurait-elle pas pu mieux veiller sur elle ? De temps en temps, je perdais mes nerfs, j'insultais ma chère défunte. Dieu me le pardonnera, j'espère. J'étais seule, si seule pour mener toutes ces batailles.

 

La source du mal flottait dans l'air, difficile de lutter contre un ennemi si diffus. Je ne pus attraper qu'un coupable, alertée par son prénom. Du matin jusqu'au soir, ma progéniture le répétait béatement comme celui d'un prophète.

— Préparez-vous, mes enfants. Nous allons voir votre héros.

Je rassemblai mon troupeau et le poussai sans ménagement vers la demeure du beau Djibril, arrivé récemment de France, lunettes Ray-Ban sur le nez, tennisAdidas, tee-shirt Nike. Selon sa bonne habitude, il paradait et pérorait au milieu d'une cour nombreuse et fascinée. La BMW de mon frère, par-ci. Les boîtes de nuit avec des actrices, par-là. Et les mille francs qu'on gagne rien qu'en claquant des doigts. Et le collège qu'on peut suivre à peine un jour sur trois…

— Djibril, viens ici !

Il redressa la tête, l'air mauvais. Qui donc prenait le risque de parler sur ce ton au roi, à l'incarnation même de la réussite internationale ? Me reconnaissant entourée de ma smala, il perdit d'un coup sa morgue et plusieurs centimètres. On aurait dit que ses jambes, prolongées des fameuses Adidas tant convoitées par toute la jeunesse de Bamako, à commencer par mes crétins d'enfants, s'enfonçaient dans le sable comme dans le plus tendre des sables mouvants.

— Djibril, maintenant tu vas me dire la vérité.

— Oui, madame Bâ.

— Où vis-tu?

— À Montreuil, dans le 93, le haut Montreuil, quartier Saint-Antoine, rue des Néfliers.

— Combien y a-t-il de lits dans ta chambre ?

— Sept.

— Que fais-tu toute la journée ?

— J'attends…

Il parlait de plus en plus bas. Il tremblait. De la morve verte lui coulait des narines, comme s'il était retombé dans sa très petite enfance. Je ne le lâchais pas des yeux. Jamais personne n'avait résisté au regard inquisitorial de Mme Bâ. Personne au monde n'avait jamais osé, sous la lumière implacable de ce regard, tricher, si peu que ce soit, avec la vérité. Personne, saufun Peul trop beau, s'il faut être franche. Mais ceci était une autre histoire, réservée aux adultes.

— Continue.

— J'attends que mon frère aîné me confie une mission.

— Je vois le genre de mission. D'ailleurs, ton fameux frère, où se trouve-t-il en ce moment ?

— À Fresnes.

— Qu'est-ce que c'est, Fresnes ?

— Une… une prison.

— Et tes autres frères ?

— Ils attendent.

— Ils attendent quoi ?

— Ils ont fait des études. De bac plus deux à bac plus cinq. Ils attendent un emploi. Ils peuvent attendre longtemps. En France, personne n'embauche un Noir qui habite le haut Montreuil.

— C'est tout ce que tu veux dire à mes enfants ?

— C'est tout. Madame Bâ ?

— Je t'écoute.

— S'il te plaît, madame Bâ, ne répète à personne ce que je vous ai dit. En France, je ne suis rien. Je n'ai de fierté qu'ici. Tu ne peux pas me la voler.

— À une condition. Arrête de mentir à tout le Mali.

— D'accord, madame Bâ. Merci, madame Bâ.

Je ne m'autorisai pas même un sourire, pas la moindre conclusion orgueilleuse et définitive, pas de « je vous l'avais bien dit », encore moins de « il faut toujours croire sa mère ».

De retour à la maison, je croyais l'affaire entendue. Enterrés jusqu'au cœur de la terre les rêves de fortune en France. Avant même le dîner, je dus déchanter.

— Maman, tu t'es mal conduite avec Djibril.

— Maman, tu n'avais pas le droit de le faire pleurer.

— Il t'a menti pour te faire plaisir.

— Mais en fait, Maman, c'est toi qui mens. Tu mens parce que tu veux nous garder près de toi. Tu mens parce que tu es jalouse. Tu mens parce que ta vie est misérable et que la nôtre sera meilleure. Tu mens parce que tu hais la France après ce qu'elle a fait à notre ancêtre Chemin des Dames.

 

Je n'étais pas seule dans mon malheur. Les autres mères du quartier de l'hippodrome devaient affronter la même vague d'aveuglement. Pour en parler et rassembler nos maigres forces, nous avions pris l'habitude de nous réunir le jeudi après-midi, chez l'une ou chez l'autre : qu'arrive-t-il à nos petits ? Leur tête ne regarde plus que vers le Nord. Je leur racontais la colère de ma mère, le jour de mon anniversaire raté, quand Ousmane m'avait offert une boussole. Elle avait prévu la suite. Un mauvais esprit avait métamorphosé nos bambins en aiguilles aimantées.

Si ce virus continue d'envahir leur crâne et de leur bloquer le cou, notre pays va se vider. On les dirait hypnotisés ! Existe-t-il des médicaments contre ce genre de folie ? Bien sûr que non. Les mots sont nos seuls alliés. Trouvons les bons mots sur la réalité de la vie malienne en France. Des mots terribles, des mots qui dégoûtent. Parlons, parlons sans cesse à nos malades. Il parait qu'il faut parler aux gens dans le coma, or c'est une sorte de coma qui s'est emparé d'eux.

On se redonnait de l'énergie, un verre, deux verres, trois verres de thé à la menthe, on s'embrassait en repartant. Allez, les mères, haut les cœurs ! Le combat nous attend. Rendez-vous jeudi prochain !

 

Les Bâ, plus encore que les autres Africains, ont la manie des retrouvailles. Leur besoin d'être ensemble ne se contente pas des occasions traditionnelles, mariages, enterrements, anniversaires… Le calendrier secret des Bâ comporte bien d'autres rendez-vous, dont plus personne ne connaît, depuis longtemps, l'origine, mais qui s'imposent à nous avec une force quasi religieuse. Malheur à celui qui manque une seule de ces réjouissances ! Il se rend coupable du pire des péchés : affaiblir la famille, ouvrir dans notre muraille une brèche par laquelle ne vont pas manquer de s'engouffrer en ricanant l'armée de nos ennemis et la horde des calamités.

En résumé, les Bâ ne se quittent jamais. Et la mort d'un Bâ, par exemple celle de mon mari Balewell, resserre plus fort les liens entre tous les Bâ survivants.

Ça ne manquait jamais. À chacune de ces innombrables réunions s'approchait mon beau-frère, Yusuufu, les deux bras ouverts et le sourire enjôleur. Yusuufu, qui avait abandonné son morne prénom pour celui, bien plus glorieux, d'Ulysse. Ulysse Bâ, d'origine pastorale comme mon mari, mais reconverti brillamment dans les affaires. M. Ulysse Bâ, président-directeur général de la deuxième ou troisième agence de voyages du Mali. Façade religieuse inattaquable : « Non, La Mecque n'est plus inaccessible. Pour offrir à l'ensemble des croyants la chance du pèlerinage, l'agence Bâ sacrifie ses tarifs mais jamais ses services. » Le gros de son succès avait une origine plus païenne. « Enfin la France à prix d'amis ! Sur des avions vérifiés quotidiennement. Choisissez le jour, M. Bâ s'occupe du reste » (y compris de l'achat des visas, ajoutait la rumeur).

Résultat : une Mercedes pour lui. Une Peugeot 206 avec chauffeur pour transporter chacune de ses quatre épouses et leurs armures de bijoux. Un insupportable mépris pour les autres Bâ, moins flamboyants, au premier rang desquels les cheminots. Et la certitude que l'argent est la seule vérité du monde.

— Comment va la perle des Bâ? Comment va la fleur imméritée de mon très regretté frère ? Comment va l'île inaccessible, regret de ma vie ?

Etc. Etc. Sur ce thème rebattu (ma beauté), il brodait quelque temps puis, constatant mon dégoût, se tournait vers ma progéniture.

— Et comment se portent les mini-Bâ, trésors du Mali, espoirs de nos vieux jours ?

Au lieu de les pousser vers cet oncle si chaleureux, je les entraînais à l'autre bout de la pièce. Ils pleuraient, trépignaient : pour une fois qu'un vieux nous sourit, qu'il nous parle d'autre chose que du travail à l'école et qu'il nous propose un petit tour en avion… On veut devenir ses amis, Maman, tu es méchante !

Mille fois je leur avais expliqué qu'ils devaient se méfier de lui. Que ses dehors charmeurs cachaient une sorte d'ogre. Un ogre qui peut-être ne dévorait pas tout cru les enfants, comme les autres ogres, mais les emmenait au loin, dans des pays glacés d'où ils ne revenaient jamais. Cet avertissement, si souvent répété, passait de moins en moins bien au fur et à mesure que mes bambins grandissaient. Je devais user de toutes les armes de mon autorité, menaces et griffes comprises, pour les empêcher de se précipiter dans le piège de l'émigration.

Pendant ce temps couraient les commentaires ricanants de la famille : que se passe-t-il entre Marguerite et Yusuufu-Ulysse ? Ne serait-ce pas l'amour ? Mais, puisque le pauvre Balewell a commis l'erreur fatale de se faire poignarder, pourquoi sa veuve, plus si jeune, loin s'en faut, s'acharne-t-elle dans ce rôle imbécile de vierge effarouchée ?

 

« La France est un ogre : tu veux qu'il t'aspire et te roule dans sa bouche et te suce et te ronge et rejette tes os quand il n'aura plus faim ? Tu veux devenir cette carcasse de poulet, là, qui se dessèche sur le sol, dédaignée même par les mouches, c'est ça que tu veux? La France est blanche : ta peau noire n'y sera qu'une salissure. La France est froide : toi si frileux, tu y grelotterais même en été. La France est grise : les couleurs n'y viennent plus, de peur d'être mangées. La France est sourde et muette : un passant, un voisin ne répondent pas quand on leur parle. Tu sais faire les additions ? Blanche + froide + grise + sourde + muette, ça donne quoi ? Calcule bien. Ça donne l'enfer. Tu ne vas pas me dire que tu préfères l'enfer de là-bas aux difficultés d'ici ? »

Ainsi parlais-je et reparlais-je à mes enfants, pour les dégoûter de l'ancienne métropole. C'était ma rengaine, le traitement quotidien que je leur infligeais depuis leur contamination. Une médication complétée par certaines précisions réservées aux plus âgés des garçons, et murmurées dans le noir comme des secrets honteux.

— Tu es grand, mon Ousmane, il faut que je te dise quelque chose…

— Oui, Maman. Encore la France ? Tu ne pourrais pas changer un peu ?

— Les Parisiennes sont folles des Maliens. Personne n'y peut rien, c'est dans leur nature. Sitôt qu'elles te croisent, elles te reniflent, elles te palpent sans aucune vergogne – tu sais ce que c'est la vergogne ? –, et surtout, ô mon Dieu, ai-je le droit, déjà, à ton âge, de te dire la vérité, elles sont si goulues qu'elles t'aspirent la moelle, toute la moelle épinière du bas du dos jusqu'au cou, tu te rends compte? Elles te vident la colonne vertébrale, n'en laissant plus une goutte, et après elles te chevauchent, jour et nuit, en criant « encore, encore », elles t'épuisent, te harassent, ne te laissent en repos qu'une fois mort, c'est ça que tu veux, mon chéri, te faire récurer par les hyènes de là-haut ?

— Bon, je peux dormir maintenant ?

Le lendemain, sous un prétexte alléchant de robe à acheter ou de rendez-vous cadeau chez le coiffeur, j'emmenais le long du fleuve l'une de mes filles. Rituellement, je commençais par faire l'éloge du paysage :

— Quelle chance nous avons, mon Awa, d'avoir un si noble fleuve. On comprend que l'Europe entière nous envie. Tu sais la longueur de notre Niger, mon Awa?

— Je ne sais pas, Maman.

— Plus de 4 000 kilomètres. Et la minuscule rivière Seine, celle qui serpente au milieu de Paris, l'orgueil des Français, quelle est sa taille exacte, d'après toi ?

— Je ne sais pas, Maman.

— Seulement 776 ! Et notre soleil, quand il s'en va, regarde le violet qu'il nous offre en cadeau d'au revoir, je t'en prie, regarde cette merveille au-dessus des monts mandingues. Tu crois qu'un pays tempéré peut en fabriquer de semblables? Tempéré, ça veut dire pâle, Awa, insipide, et tiède.

Jugeant cette introduction suffisante (les adolescents sont peu sensibles à la beauté de la nature), je passais affectueusement le bras sous celui de ma fille et abordais le vif du sujet.

— Awa, ma chérie, tu as déjà rencontré des Blancs ?

— Pour qui me prends-tu ? Pour une aveugle ? Il y en a de très mignons. Surtout le blondinet, le médecin sans frontières, tu sais, celui qui s'occupe du sida.

— Awa, je suis sérieuse. Tu as vu comme ils nous dévisagent ? Et quand je dis visage…

— Les yeux des hommes sont tous pareils, Maman.

— Ici, les Blancs se retiennent parce qu'ils sont en pays étranger. Ils se méfient de nos policiers. Mais là-bas…

— Là-bas?

— Je ne sais pas si je dois t'en parler, à ton âge. Tu n'es encore que ma petite Awa, après tout…

Awa, furieuse, tapait du pied :

— Raconte. C'est toi-même qui nous l'as appris : on n'a pas le droit d'arrêter une histoire en chemin.

— Là-bas, les Blancs se laissent aller. Je n'ai pas la mémoire des chiffres. Quand on sera de retour à la maison, je te montrerai le nombre de femmes noires agressées chaque jour à Paris. Oh, s'ils te violaient là-bas, je crois que j'en mourrais.

Et j'éclatais en sanglots.

Awa (ou Henriette, ou Aminata), au comble de l'exaspération, s'enfuyait : quel Dieu cruel nous a fait cadeau d'une mère aussi folle ?

Mais est-ce qu'une fille digne de ce nom abandonne en pleurs, au bord d'un fleuve, alors que la nuit tombe, celle qui lui a donné le jour ? Awa (ou Henriette, ou Aminata) revenait me consoler et me jurait que jamais, jamais, elle ne prendrait l'avion du Nord. Ou alors avec toi, Maman, seulement pour quelques jours, nous monterons à la tour Eiffel pour nous moquer de la courte taille de la Seine, nous saluerons au musée du Louvre le sourire pincé de la Joconde qui regrette tant de n'être pas une Africaine sexy. Et puis bien vite, nous reviendrons chez nous.

 

C'est lors d'une de ces promenades éducatives, avec Henriette cette fois-là, que je rencontrai celui qui allait m'offrir un métier. Un métier véritable, un métier noble, un métier qui rend fier celui qui l'exerce et tous ses descendants, un métier qu'on aime à inscrire sur une pierre tombale car il donne une haute image du défunt.

Jamais la maladie de la boussole n'avait frappé si fort la famille. Malgré tous mes efforts, interdictions formelles assorties des menaces les plus terribles, portes fermées à double tour, mes enfants, tous les huit, sautaient par les fenêtres, se glissaient dans les canalisations ou franchissaient les murs, quelle que fût la méthode réussissaient à s'enfuir chaque après-midi pour aller se laisser hypnotiser par une sorte d'aquarium dans lequel gesticulait une blonde anorexique prénommée Dorothée. Depuis qu'il s'était offert la télévision, M. Ayoun, le Libanais vendeur de lits (« Vous allez aimer vos nuits »), ouvrait son salon à tous les voisins, grands et petits, pour qu'ils admirent sa réussite.

C'est dire si les propos que je tenais à ma fille, ce soir-là, étaient rageurs et violents :

— Vous êtes des imbéciles, toi, tes sœurs et tes frères ! Misère de moi, je me suis déchiré le ventre pour vous engendrer et vidé la tête pour tenter de vous éduquer. Résultat : rien que des bouches bées, des attrape-tout, des cerveaux débiles derrière vos yeux ravis ! Pas un pour sauver l'autre ! Mais enfin, quelle est cette fascination de poissons gobeurs pour tout ce qui vient de France ? Votre pays, c'est ici. Pas là-bas ! C'est ici qu'il faut rêver. La France n'est qu'un paradis pour gogos. Moi vivante, aucun de vous ne partira s'y faire ronger l'âme…

Je m'aperçus soudain que nous n'étions pas seules. Un homme nous observait par la vitre ouverte d'une longue voiture noire. Plus très jeune, le visage maigre, il se tenait à l'avant, près du chauffeur, avec simplicité. Mais tout indiquait chez lui le chef, l'homme puissant.

Je maudis mes prunelles : pourquoi ne m'avez-vous pas prévenue ? J'incendiai ma bouche : crétine, pourquoi m'as-tu laissée proférer de telles horreurs devant ce considérable personnage ?

Par ces temps de dictature, il ne faisait pas bon exprimer à haute voix une opinion violente. Le Président à vie avait des espions partout et de toutes couleurs. Je saisis la main de ma fille et, relevant tant bien que mal mon boubou, me mis à courir. Le sport n'était pas dans mes habitudes. Sur le chemin du retour, mon cœur, obligé d'irriguer, menaça mille fois d'exploser. Sitôt rentrées chez nous, les verrous furent poussés. « Mes enfants, j'ai fait la bêtise de ma vie ! Prions Dieu. »

Quand, le lendemain matin, on frappa contre la porte, deux coups nets, l'appel du malheur, je manquai défaillir. Je n'avais pas dormi de la nuit.

— On ne répond pas, chuchotai-je.

— Maman, ne sois pas bête !

— Très bien, puisque vous savez tout mieux que moi…

Un gendarme français se tenait sur le seuil, un petit rectangle blanc à la main. Je me précipitai vers lui avant qu'il ait pu proférer un mot.

— Il faut que je vous explique… Vous direz à votre chef… Je vous présente mes excuses… Pitié au moins pour mes enfants… J'ai le droit à un avocat, quand même ?

Le pauvre homme, un jeunot blond, ouvrait grand ses yeux clairs. Manifestement, il ne comprenait rien à cette volée de mots. Profitant d'une accalmie (j'essuyais les larmes qui m'étaient venues), il réussit à glisser son invitation.

— Madame Bâ? Bonjour, madame. M. le Haut Délégué aimerait vous rencontrer. Le plus tôt serait le mieux.

Il tendit le rectangle blanc.

— Voici l'adresse. Et le numéro de son secrétariat. Bonne journée, madame Bâ.

Stupéfaite, je tournais et retournais la carte de visite.

— Maman, à la fin ! Montre-nous, s'il te plaît ! Entre-temps, alerté par la venue du gendarme etdévoré de curiosité, tout le voisinage s'était rassemblé. J'attendis que monte l'impatience (Mme Bâ, avouons-le, a le sens du spectacle. Quand l'occasion se présente, elle ne dédaigne pas de mettre sa vie sur scène). Enfin, lorsque je sentis que le public était bien chaud, d'une voix solennelle, détachant les syllabes une à une, je lus :

Haute Délégation Franco-Malienne
pour le Co-développement
M. Stéphane Kersaint
Délégué général
BP 234 Bamako
Tél. : 22.13.86

Quelques applaudissements éclatèrent.

— Ça, c'est un Blanc !

— Tu en as de la chance, madame Bâ !

— Une Haute Délégation, il doit falloir un sacré escalier, pour monter jusque-là !

— Co-développement, ça veut dire humanitaire ou quoi?

D'un ton sans réplique, je mis fin à la représentation :

— Bien. Merci d'être venus, vous avez à faire, j'imagine.

Quelques irréductibles ne voulaient pas quitter cette atmosphère de fête.

— Tu le connais depuis longtemps ?

— Tu crois qu'il est amoureux ?

— Tu ne nous oublieras pas, quand tu seras installée dans ton altitude ?

 

Ô le bonheur sans pareil de présenter tranquillement ses papiers à un uniforme sans ressentir au creux du ventre la plus infime sensation de terreur ! Ô le plaisir délicat d'assister, derrière l'hygiaphone, au spectacle ci-après : un visage de fonctionnaire français passant du mépris (« Les affaires d'immigration, c'est la porte d'à côté ») au respect (« Pardon, madame. M. le Haut Délégué vous attend ») sitôt que ses yeux clairs ont déchiffré votre nom sur le passeport tendu par vous ! Ô la félicité arrogante de traverser, précédée par un autre uniforme, collègue du précédent, la cour de l'ambassade, sous deux peuples de regards : 1) les admiratifs à pleurer, ceux de vos huit enfants demeurés de l'autre côté de la grille, 2) les envieux à mourir, ceux de la longue ligne des candidats au visa parqués là-bas, comme du bétail, devant la porte close du consulat ! Ô le luxueux frisson, annonciateur d'une probable mais glorieuse bronchite, de grimper l'escalier officiel dans le vent d'une batterie de climatiseurs dernier cri ! Ô la timidité qui noue les tripes à pénétrer dans l'antichambre richement décorée : marbre au sol, peintures et photos aux murs, grosses fleurs jaune tournesol, ciels torturés, Champs-Élysées et château de Versailles ! Ô la crispation de la pointe de vos fesses posée le plus délicatement possible sur le bout du canapé plein cuir ! Ô, après seulement quelques minutes de délicieuse attente, deux fois interrompue par une secrétaire mielleuse : M. le Haut Délégué me prie de l'excuser pour cette attente involontaire et qui ne durera plus, ô le tremblement d'entendre votre nom !

Mme Bâ se leva et franchit en princesse le seuil de la double porte. Derrière laquelle se tenait, debout, main tendue, un grand oiseau déplumé mais le geste vif, la parole directe : ne faites pas attention à ce bureau sinistre, et, le regard chaleureusement interrogateur : seriez-vous celle que j'attends ?

— Je le crois.

— Je vous conseille ce fauteuil, c'est le moins mauvais.

 

La conversation dura longtemps. M. le Haut Délégué s'était renseigné. Il avait appris mes commencements tonitruants de juriste, hélas interrompus par l'inéluctable pulsion maternelle. Il connaissait tout de mon père, technicien hors pair, excellent esprit. C'était cela qui l'intéressait surtout, l'« excellent esprit » de notre famille.

— Pardon, monsieur, pour ces déclarations d'hier contre la France.

— Au contraire, au contraire…

— Mais vous savez ce que c'est. Nos enfants ne s'intéressent qu'aux pays riches, à l'Amérique…

— Au contraire, je vous félicite. Je partage votre colère : les Africains doivent donner toutes leurs forces au développement de leur continent au lieu de ne chercher qu'à s'exiler. J'aime votre esprit, je vous le disais, un excellent esprit. Je crois que nous allons nous entendre…

Le Haut Délégué du co-développement, saisi, semblait-il, par une émotion profonde, m'avait pris les mains et les secouait, les secouait. Peut-être, mine de rien, vérifiait-il leur capacité à travailler? Il faut se méfier des Blancs : leur sympathie pour nous, même sincère, n'est jamais incompatible avec le souci de nous utiliser au mieux.

— … Et puis vous êtes de Kayes, la capitale de l'immigration malienne en France. C'est là qu'il faut aller combattre. Ça vous dirait de revenir chez vous ?

— On peut l'envisager.

Je tentais de demeurer froide : avec un Blanc, tout enthousiasme par trop visible se paie comptant, mais cette perspective m'enflammait le cœur. Il avait bien fallu vivre à Bamako, après le décès de Balewell, mais revoir le soleil se lever sur le cher Sénégal, reprendre contact avec notre protecteur tutélaire, le crocodile, le saluer, lui demander quelques conseils secrets sur ma vie personnelle, retrouver le souvenir de ma mère assiégée par la foule des « qui suis-je ? », revenir à Felou pour donner à mon père des nouvelles fraîches de sa chute d'eau et de la manière dont ses successeurs s'occupaient de ses turbines tant aimées… Toutes raisons, soudain impérieuses, pour quitter au plus vite cette capitale impersonnelle et organiser le retour vers le berceau de notre famille. D'ailleurs, n'était-il pas grand temps pour mes enfants de renouer avec la terre et le fleuve de leurs ancêtres ? Comment s'étonner que des êtres sans racines soient balayés par le vent ?

— Voilà, reprit le Haut Délégué. Il avait respecté ma rêverie. Un respect rare chez ceux de sa race. Je pars dans un mois. J'ai besoin d'une assistante qui m'ouvre les portes du pays soninké et qui partage notre combat. Réfléchissez. Pas trop longtemps.

J'ai appelé Marie Curie à mon secours. Je ne l'avais plus dérangée depuis des années. Madame, franchement, que pensez-vous de cette proposition ? N'est-ce pas l'occasion de me réinstaller dans mon ambition de jeunesse ? Son silence valait confirmation. Encore me fallait-il éclaircir quelques détails d'importance.

Mon peut-être futur patron s'était levé, grand sourire aux lèvres.

— Quand pouvez-vous commencer ?

De ma poche je sortis la fameuse carte de visite.

— Pardon, monsieur, de vous prendre quelques minutes. Il y a si longtemps que j'ai abandonné mes études. J'ai perdu le contact avec les idées nouvelles. Le « co-développement », ça veut dire quoi ?

Le sourire qui me faisait face gagna en taille. Mon interlocuteur s'était changé en illuminé. Un mystique exalté, un missionnaire tout joyeux d'expliquer sa foi à une sympathisante, une convertie probable.

— Soit deux pays, l'un très riche, l'autre très pauvre… Jusque-là, vous saisissez, madame Bâ ? Je ne suis pas trop abstrait ? Parfait, madame Bâ, je continue, vous allez entendre formuler ce matin une idée toute simple qui peut rétablir l'équilibre du monde.

— Je vous écoute, avec mes deux oreilles et toute mon espérance.

— Généralement, les habitants du pays très pauvre cherchent par tous les moyens à venir ronger les miettes du pays très riche…

— Hélas, monsieur le délégué, toujours cette maudite pulsion du voyage !

— … lequel pays riche se défend comme il peut contre les sauterelles du Sud : barbelés, policiers, gardes-côtes…

— Rien de nouveau sous le soleil, monsieur le délégué.

— Supposez maintenant que le riche aide le pauvre à sortir de sa dèche… Mieux : supposez que riche et pauvre se prennent la main et qu'ainsi, unissant leurs forces, comblant chacun les faiblesses de l'autre, ils avancent ensemble vers la prospérité commune ?

— Serait-ce possible que la puissante France et le désolé Mali… ?

— Les deux Présidents de la République, au cours du dernier sommet du 16 décembre, ont baptisé ce vaste projet d'un nom lumineux : le co-développement. Madame Bâ, voulez-vous participer à la première expérience universelle de co-développement ?

 

Le 21 mars, Marguerite et sa famille quasi complète s'embarquèrent, non sans frayeur, dans le fameux train Bamako-Kayes-Dakar, meurtrier d'ancêtres.

— Tu crois qu'on va dérailler nous aussi, Maman ?

— Se faire écraser la tête comme grand-père Ousmane ?

— Crever le ventre, comme grand-mère Manama ?

Où avaient-ils obtenu ces détails (véridiques) ? Lacommission chargée de l'enquête avait, comme d'habitude, oublié de rendre son rapport. D'ailleurs, un nouvel accident s'était produit un mois plus tard…

Je rassurai la troupe.

— Priez votre père, mes enfants, lui qui savait si bien conduire ces énormes bêtes locomotives.

Et c'est ainsi que, sans le savoir, nous quittâmes à la fois Bamako et la dictature. Car tandis que nous roulions tranquillement vers le Nord-Ouest (malgré des vibrations terrifiantes, le convoi demeurait sur ses rails), des étudiants héroïques (dont plusieurs se firent massacrer) parvenaient à chasser de son palais notre Président dictateur à vie.

À notre arrivée à Kayes, tout le monde s'embrassait : vive la démocratie, vive la liberté ! Impossible de trouver quelqu'un pour s'occuper de nos bagages. Revenez demain ou après-demain : nous, on fait la fête !

Nous avons dû tout porter nous-mêmes, des dizaines de caisses et de cartons, notre déménagement.

— Maman, qu'est-ce que ça change, la démocratie, à part qu'on se casse le dos ?

— Tout, mes chéris, ça change tout !

Mes enfants levèrent le nez vers le ciel uniformément bleu, humèrent la poussière, s'épongèrent le front (le thermomètre de la gare dépassait déjà les 48 °C).

— Nous, en tout cas, on ne voit pas la différence.

— C'est parce que vous êtes fatigués par le voyage. Demain, vos yeux s'ouvriront.

Madame Bâ
titlepage.xhtml
Madame Ba vu PA_split_000.htm
Madame Ba vu PA_split_001.htm
Madame Ba vu PA_split_002.htm
Madame Ba vu PA_split_003.htm
Madame Ba vu PA_split_004.htm
Madame Ba vu PA_split_005.htm
Madame Ba vu PA_split_006.htm
Madame Ba vu PA_split_007.htm
Madame Ba vu PA_split_008.htm
Madame Ba vu PA_split_009.htm
Madame Ba vu PA_split_010.htm
Madame Ba vu PA_split_011.htm
Madame Ba vu PA_split_012.htm
Madame Ba vu PA_split_013.htm
Madame Ba vu PA_split_014.htm
Madame Ba vu PA_split_015.htm
Madame Ba vu PA_split_016.htm
Madame Ba vu PA_split_017.htm
Madame Ba vu PA_split_018.htm
Madame Ba vu PA_split_019.htm
Madame Ba vu PA_split_020.htm
Madame Ba vu PA_split_021.htm
Madame Ba vu PA_split_022.htm
Madame Ba vu PA_split_023.htm
Madame Ba vu PA_split_024.htm
Madame Ba vu PA_split_025.htm
Madame Ba vu PA_split_026.htm
Madame Ba vu PA_split_027.htm
Madame Ba vu PA_split_028.htm
Madame Ba vu PA_split_029.htm
Madame Ba vu PA_split_030.htm
Madame Ba vu PA_split_031.htm
Madame Ba vu PA_split_032.htm
Madame Ba vu PA_split_033.htm
Madame Ba vu PA_split_034.htm
Madame Ba vu PA_split_035.htm
Madame Ba vu PA_split_036.htm
Madame Ba vu PA_split_037.htm
Madame Ba vu PA_split_038.htm
Madame Ba vu PA_split_039.htm
Madame Ba vu PA_split_040.htm
Madame Ba vu PA_split_041.htm
Madame Ba vu PA_split_042.htm
Madame Ba vu PA_split_043.htm
Madame Ba vu PA_split_044.htm
Madame Ba vu PA_split_045.htm
Madame Ba vu PA_split_046.htm
Madame Ba vu PA_split_047.htm
Madame Ba vu PA_split_048.htm
Madame Ba vu PA_split_049.htm
Madame Ba vu PA_split_050.htm
Madame Ba vu PA_split_051.htm
Madame Ba vu PA_split_052.htm
Madame Ba vu PA_split_053.htm
Madame Ba vu PA_split_054.htm
Madame Ba vu PA_split_055.htm
Madame Ba vu PA_split_056.htm
Madame Ba vu PA_split_057.htm
Madame Ba vu PA_split_058.htm
Madame Ba vu PA_split_059.htm
Madame Ba vu PA_split_060.htm
Madame Ba vu PA_split_061.htm
Madame Ba vu PA_split_062.htm
Madame Ba vu PA_split_063.htm
Madame Ba vu PA_split_064.htm
Madame Ba vu PA_split_065.htm
Madame Ba vu PA_split_066.htm
Madame Ba vu PA_split_067.htm
Madame Ba vu PA_split_068.htm